Manifeste pour la philosophie
La philosophie, mère de l’Europe, semble de plus en plus reniée par ses enfants. Les valeurs du désintéressement, de la recherche de la vérité pour la vérité et de la rigueur conceptuelle laissent aujourd’hui de plus en plus la place à une question détournée de son sens proprement philosophique. L’antique questionnement du « comment vivre et selon quelle vertu » est trop souvent devenu un « comment vivre selon mes désirs, comment appréhender avec sérénité les échecs de ma vie», c’est-à-dire comme une interrogation dont la réponse doit être définitive et avant tout rentable. Ce retournement de la question est proprement dramatique puisqu’il implique nécessairement l’abandon des valeurs mêmes de la philosophie : elle est utilisée à des fins intéressées, la vérité ne semble finalement plus avoir une valeur qui vaille la peine d’être recherchée pour elle-même.
Le développement des sciences particulières peut laisser souvent penser que celles-ci pourront remplacer la philosophie. Or, on oublie sans doute que la philosophie est la seule à pouvoir justifier la pertinence et la validité des différentes sciences qui tentent d’expliquer le monde : parmi toutes les formes de pensée, elle est la seule à avoir la capacité de se retourner sur elle-même, à pouvoir être à la fois outil et objet d’un même questionnement. Elle est donc fondamentale vis-à-vis de toute démarche de connaissance : elle seule permet d’assigner in fine la validité du fondement même d’une compréhension du monde.
Certains prétendent plus ou moins implicitement que la valeur de la philosophie doit aujourd’hui être mesurée à l’aune de sa rentabilité. D’où tirent-ils la justification de ce reniement des fondements de notre civilisation ? Cette opinion diffuse a gagné les sphères dirigeantes de nos pays, et l’existence d’une certaine forme de recherche philosophique est gravement menacée. Face à cette tendance tendant à vouloir rendre la philosophie utilitaire ou même à la supprimer, nous plaidons pour la reconnaissance et le soutien de cette discipline en tant que science désintéressée, à laquelle nous devons tant et dont la disparition mettrait en cause la légitimité de la tentative, entreprise il y a si longtemps déjà, de faire triompher la vérité face à l’apparence et l’opinion.
Note : ce manifeste a été rédigé dans le cadre des grèves qui ont plongé les universités françaises dans une agitation statique en 2008-2009. Son objet était de contribuer à une réflexion sur le problème universitaire tel qu’il se pose actuellement, ainsi que sur la signification du choix de celui qui décide d’étudier la philosophie.