Louis Defèche, avril 2004
L’épistémologie, ou « connaissance de la connaissance », ou « science de la science », souvent appelée aujourd’hui « philosophie des sciences », est un travail extrêmement important qui n’est à notre époque que peu abordé, ou réservé à des groupes très restreints. Recherchant les bases justes de tout savoir, de toute activité de connaissance, et de toute pensée dans le monde, elle devrait avoir une place de choix dans chaque branches d’activité où l’homme utilise la pensée, donc presque partout…
Beaucoup de grands philosophes se sont occupés de cette question et sont arrivés à des résultats qui nous mèneraient à revoir beaucoup de nos façons de penser, de sentir et de travailler. Mais celui qui a étudié à l’université aura pu remarquer que ce domaine de recherche est, soit totalement délaissé, soit abordé avec une telle masse de présupposés qu’il ne porte aucun fruit. En effet, il s’agit justement du domaine où tous les a priori doivent être écartés, pour trouver la nature foncière de l’activité de connaissance, et travailler sur des bases justes. C’est pourquoi il me paraît important de se pencher sur ce problème.
Les citations qui vont suivre sont extraites de « Une théorie de la connaissance chez Goethe » de Steiner. Dans ce livre Rudolf Steiner cherche à définir la nature de l’expérience, de la pensée, et finalement de la science, en menant une réflexion libre de tout préjugé. Cette volonté de progresser empiriquement et sans préjuger est caractéristique de cet ouvrage de jeunesse. Il n’avait en effet que 24 ans lorsque le livre est paru. Aujourd’hui, où beaucoup remettent en question le mode de pensée qui a conduit l’humanité à tant de catastrophes au XXe siècle, il est étonnant de voir la pertinence et l’actualité de ce petit ouvrage. Ce livre appelle à une métamorphose de la pensée, il propose un développement de la pensée qui pourrait bien être celui que tout le monde cherche, que ce soit dans le domaine de l’écologie, de l’éducation, dans le domaine social ou dans les sciences en général. A lire absolument ! comme on dit… Extraits :
Le « penser »
« Tel un organe d’aperception, l’esprit saisit la teneur en pensée du monde. Il n’existe qu’ un contenu de pensées du monde. Notre conscience n’a pas la faculté de produire et de conserver des pensées, comme on le croit souvent, mais bien celle de percevoir des pensées (idées). (…)»
Epistémologie et place du « penser »
« Il n’y a pas d’autre chemin que l’épistémologie pour aboutir à l’idée que le penser est le noyau du monde. Car elle nous montre le rapport du penser avec le reste de la réalité. D’où pourrions-nous savoir quelle est la relation du penser et de l’expérience si ce n’est pas la science qui se fixe précisément comme but l’examen de cette relation ? Et ensuite, comment pourrions-nous savoir qu’un être spirituel ou sensible est la force primordiale de l’univers si nous n’examinons pas sa relation avec la réalité ? Lorsqu’il s’agit, d’une façon générale, de découvrir l’essence d’une chose, cette recherche consiste toujours à retourner au contenu d’idée du monde. On ne doit pas sortir de ce contenu si l’on veut rester dans des choses claires et précises et non errer dans le vague. Le penser est une totalité en soi, qui se suffit à soi-même, et qui ne peut pas sortir de ses propre limites sans tomber dans le vide. En d’autres termes, il ne doit pas, pour expliquer quoi que ce soit, recourir à des choses qu’il ne trouve pas en lui-même. Une chose qui ne pourrait être embrassée par le penser serait un non-sens. Finalement, tout se résout dans le penser, tout trouve en lui sa place. »
Les dogmes et le fondement du monde
« (…)Mon affirmation s’appuie sur quelque chose que je ne puis en fait jamais atteindre. Une véritable compréhension de la chose m’est donc impossible ; je sais quelque chose d’elle, mais c’est seulement de l’extérieur. Ce que l’affirmation exprime est dans un monde qui m’est inconnu ; seule l’affirmation est mienne. Tel est le caractère du dogme . Il existe deux sortes de dogmes : le dogme de la révélation et celui de l ‘expérience . Le premier transmet à l’homme d’une façon ou d’une autre des vérités au sujet des choses qui sont au-delà de son horizon. Il n’a aucune compréhension du monde d’où émanent les affirmations en question. Il doit croire à leur vérité ; il ne peut accéder au fondement des choses. Il en va de même avec le dogme de l’expérience . Si quelqu’un pense qu’il faut en rester à l’expérience et que l’on peut seulement observer ses modification sans pénétrer jusqu’aux forces qui en sont la cause, il pose lui aussi sur le monde des affirmations dont les fondements lui échappent. La encore la vérité n’est pas obtenue par compréhension du fonctionnement interne de la chose, mais elle est imposée pas un élément extérieur à celle-ci. Si le dogme de la révélation dominait la science d’autrefois, celle d’aujourd’hui souffre du dogme de l’expérience.
Notre conception a montré qu’admettre un fondement de l’être qui résiderait hors de l’idée est un non-sens. Le fondement de l’être s’est tout entier déversé dans le monde, il s’est fondu en lui. Dans le penser il se montre sous sa forme la plus parfaite tel qu’il est en soi. C’est pourquoi lorsque le penser établi une relation, lorsqu’il émet un jugement, le contenu même du monde, qui a pénétré en lui, se trouve assemblé. Le penser ne nous fournit pas des affirmations sur un quelconque fondement du monde qui serait situé dans l’au-delà ; le fondement du monde s’est coulé substantiellement dans le penser. Nous avons une compréhension directe des raisons effectives, et non seulement formelles, pour lesquelles un jugement s’effectue. Le jugement ne décide pas à propos de quelque chose d’étranger, mais à propos de son propre contenu. Notre conception est donc le fondement d’un véritable savoir . Notre épistémologie est réellement critique.(…) »
La place de l’homme
« Ainsi l’essence d’une chose ne se montre que si celle-ci est mise en relation avec l’homme. Car c’est seulement en lui qu’apparaît l’essence de toute chose. Ceci justifie une conception relativiste du monde, c’est à dire la façon de penser qui admet que nous voyons toutes les choses dans la lumière que l’homme leur confère lui-même. Cette conception porte également le nom d’anthropomorphisme. Elle a de nombreux partisans. Mais la plupart d’entre eux croient que cette particularité de notre connaître nous éloigne de l’objectivité en soi. Ils croient que nous percevons tout à travers les verres de notre subjectivité. Notre conception nous montre exactement le contraire. C’est à travers ces verres que nous devons observer les choses si nous voulons atteindre leur essence. Nous ne connaissons pas le monde tel qu’il nous apparaît, mais il apparaît, bien entendu uniquement quand on l’aborde en pensant, comme il est. La forme de la réalité que l’homme échafaude dans la science est à la fois sa forme ultime et sa vraie forme. »
Louis Defèche