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Rudolf Steiner, l’homme qui dérange – Uwe Werner

Rudolf Steiner : L’homme qui dérange

A propos des attaques accusant Rudolf Steiner d’éléments racistes et antisémites dans son œuvre.

Rudolf Steiner (1861 – 1925) était un adversaire actif de l’antisémitisme de son temps. Dès 1901, devant la montée de l’antisémitisme en Allemagne, il publia une dizaine d’articles dans le journal le plus renommé de l’époque en matière de lutte contre l’antisémitisme, les « Mittheilungen aus dem Verein zur Abwehr des Antisemitismus », organe de l’association de la lutte contre l’antisémitisme (Verein zur Abwehr des Antisemitismus) à Berlin. Le rédacteur, l’écrivain et poète juif Ludwig Jakobowski, était son ami et comptait parmi nombre de personnalités juives de son temps que Steiner fréquentait. Dans ces articles, il qualifiait la pensée antisémite et raciste comme « le contraire d’une réflexion saine », une pensée  « barbare et anti-culturelle », et il s’élevait contre une tendance littéraire en Allemagne pervertie par une attitude « germanisante » et franchement antisémite des auteurs. Quelques années auparavant déjà, lors de l’Affaire Dreyfus en 1897 et 1898, Steiner s’était publiquement engagé contre la condamnation du capitaine, soutenant l’action d’Émile Zola. Cette prise de position valut à sa revue une perte d’abonnés (1). De pair avec une grande partie de la communauté juive en Europe, Steiner soutenait l’idée de l’assimilation : « les juifs ont besoin de l’Europe et l’Europe a besoin des juifs ». Il ne favorisait pas l’idée d’un État juif, représentée par le mouvement du sionisme, parce qu’il était adversaire de tout nationalisme et impérialisme, qu’il considérait comme dépassés et inaptes à fournir une base à la vie sociale future, voire néfastes et devant mener à la guerre.

On ne comprend pas Steiner si l’on ne tient pas compte du fait qu’au centre-même de son œuvre se trouve la recherche d’un nouvel humanisme. Steiner responsabilise l’individu humain face à lui-même, face à la société et face à son origine spirituelle. À cet égard, Steiner a ouvert des horizons nouveaux pour la connaissance autant que pour la pratique de l’existence. Il met à jour l’essence spirituelle de l’individu humain, précisément au-delà de sa descendance corporelle. C’est cela qui a fait que nombre de personnes se sont intéressées à l’anthroposophie. Et il suffit d’approcher n’importe laquelle des institutions d’orientation anthroposophique pour se rendre compte qu’elle est inspirée par cette humanité-là où racisme ou antisémitisme n’ont pas de place. D’ailleurs, dès l’âge de 33 ans, en 1894, Steiner a publié sa Philosophie de la liberté, où il affirme déjà son refus de juger l’être humain par des critères d’appartenance raciale (2). Cette perspective se retrouve tout au long de son œuvre, par exemple en 1908 lorsqu’il affirme qu’avoir « des idéaux de races aujourd’hui conduira l’humanité dans la décadence » ou que « l’idée de race a perdu toute signification culturelle pour l’avenir »(3).

Ainsi, Steiner n’a pas manqué de se faire des ennemis dans les camps des nationalistes, racistes et impérialistes, surtout lors de son apparition sur la scène publique en 1919 avec le mouvement pour la tripartition sociale qui – au milieu du vide politique et du chaos à la fin de la Première Guerre mondiale – proposait une décentralisation du pouvoir par une responsabilisation nouvelle des domaines culturel, économique et politique. Des milliers d’ouvriers applaudissaient ses discours – ce que la gauche politique ne voyait pas d’un bon œil – et il tenait des conférences dans toutes les grandes villes allemandes. La réaction ne se fit pas attendre : le 15 mai 1921, attaqué dans la salle par l’extrême droite lors d’une conférence publique à Munich, il dut mettre un terme à ses tournées. Lorsque, le 9 novembre 1923 eut lieu dans cette même ville le « putsch » de Hitler et Ludendorff, Steiner déclara que ses pieds ne pourront plus toucher le sol allemand, si« ces messieurs » arrivaient au pouvoir (4).

À ce moment, Steiner se trouvait déjà à Dornach, près de Bâle en Suisse, où, au milieu de la guerre opposant les nations, des artistes et ouvriers venant de 17 pays avaient prêté leur concours à la construction du premier Goetheanum, vaste théâtre et centre de rencontre pour le mouvement anthroposophique.

Rudolf Steiner meurt en 1925, l’année de la refondation du parti nazi, qui marque le début de son ascension au pouvoir huit ans plus tard, en 1933. À ce moment, la haine contre Steiner et les anthroposophes n’était pas oubliée. Toutes les instances nazies, aussi le fameux Rudolf Hess, donnèrent leur accord pour l’interdiction de la Société anthroposophique sur le sol allemand à cause de son « caractère subversif et dangereux pour l’État », interdiction proposée par Heydrich et Himmler au nom des services de sécurité, et exécutée par la Gestapo dès le 1er novembre 1935.

Aucun dirigeant nazi n’a jamais senti de sympathie pour l’anthroposophie. Il leur était évident qu’une conception comme celle de l’anthroposophie, qui fondait l’existence sur l’individu humain, était aux antipodes de la leur, se basant sur l’idée du peuple et de la race. Voici un exemple caractéristique d’une conclusion de rapport, établi ici par un universitaire, Jakob Wilhelm Hauer, pour les services secrets allemands :

« Je considère la conception du monde anthroposophique dont l’orientation est dans tous les domaines internationaliste et pacifique comme radicalement incompatible avec le national-socialisme. La conception du monde nationale-socialiste se fonde sur l’idée du sang, de race, de peuple, puis sur l’idée d’un État totalitaire. Ces deux piliers du Troisième Reich sont justement repoussées par la conception du monde anthroposophique »(5).

Cependant, quelques aspects des réalisations inspirées par les impulsions de Steiner, retenaient l’attention de certains dirigeants nazis. Ceci était le cas en particulier de l’agriculture biodynamique qui avait l’attrait du « retour à la nature » et représentait en plus l’avantage politique de diminuer la dépendance allemande envers l’importation d’engrais chimiques. Ainsi, tour à tour, Rudolf Hess, puis Richard Walther Darré, ministre de l’Agriculture, et finalement Himmler s’intéressèrent à la biodynamie, mais – s’il faut encore le souligner – expressément à condition qu’elle fût séparée de sa base anthroposophique. Le détail de ce qui s’est passé à ce sujet au cours du régime Nazi a été recherché et publié chez R. Oldenbourg à Munich en 1999 dans une étude intitulée « Les anthroposophes au temps du national-socialisme, 1933–1945 » (6).

De nombreuses personnalités de descendance juive ont rejoint le mouvement anthroposophique de Rudolf Steiner de son vivant et contribuèrent après sa mort et tout au long du siècle dernier à œuvrer pour la réalisation de ses impulsions dans les différents domaines de la vie. Nombre de juifs anthroposophes périrent dans les camps nazis, parmi eux le célèbre compositeur Viktor Ullmann.

Il suffit de regarder de près le mouvement issu de sa pédagogie – plus de 850 écoles dans toutes les cultures du monde – ou bien le travail dans la médecine, la pharmaceutique, la pédagogie pour les enfants handicapés, et, bien entendu, l’agriculture biodynamique, pour constater que ses réalisations n’ont rien à voir avec une pensée raciste, antisémite ou nationaliste, mais rayonnent d’humanisme, autant envers l’être humain qu’envers la terre.

Cependant, ces dernières années, Rudolf Steiner a été l’objet d’attaques. Les auteurs prétendaient révéler une « face cachée » sectaire, raciste ou antisémite dans son œuvre. Ils n’hésitèrent pas à pervertir les intentions de Rudolf Steiner dans leur contraire en isolant de leur contexte des fragments de ses conférences, qui pouvaient – sous cette forme – paraître revêtir la signification recherchée. Ils allaient même jusqu’à falsifier des textes. Cette méthode est bien connue en matière de diffamation et il n’existe qu’un seul moyen pour s’en défendre : s’informer par soi-même.

De ce fait, il est indispensable pour celui qui veut se faire une idée correspondant à la réalité de vérifier ces allégations par lui-même. Pour cela, il n’est pas nécessaire d’étudier l’ensemble de l’œuvre de Steiner. Il suffit de prendre en main l’un ou l’autre des 360 volumes, dont beaucoup existent en langue française, – peut-être l’un de ceux-là-mêmes qui contient des passages incriminés – pour se rendre compte que les préoccupations de Rudolf Steiner étaient le contraire de ce dont on veut l’accuser. Il existe plusieurs éditeurs de l’œuvre de Rudolf Steiner en français et d’autres ouvrages anthroposophiques (7).

De plus, il existe aujourd’hui une littérature issue d’études sérieuses : en plus du livre cité sur le temps nazi, on recense trois études scientifiques, pour ne citer que les plus importantes. Toutes concluent que ces allégations sont dénuées de fondement : une étude qui analyse la terminologie utilisée par Rudolf Steiner pour l’ensemble de son œuvre, réalisée par un groupe de chercheurs néerlandais, qui a déposé son rapport en l’an 2000  (le rapport contient entre autres l’intégralité des textes dont ont été tirés les fragments utilisés dans les attaques en question) (8), et deux études qui analysent le contexte par l’historien allemand Lorenzo Ravagli en coopération avec deux co-auteurs, parues à Stuttgart en 2002, traitant l’une des accusations de racisme, l’autre des accusations d’antisémitisme (9). Les trois ouvrages ne sont pas encore traduits. En langue française, vous trouverez cependant mon ouvrage « Races et individualité chez Rudolf Steiner » paru aux Éditions Triades.

Le travail de Ravagli a été commenté par Marcus Schroll, rabbin de la communauté juive à Düsseldorf, de la façon suivante : « Cette étude peut être qualifiée de réellement profonde et documentée. Elle récuse sans compromis les accusations sans fondement sur un prétendu antisémitisme de l’anthroposophie. Une fois de plus cette étude montre qu’à notre époque superficielle, il est nécessaire d’étudier les sources, meilleure arme contre l’abrutissement et l’incompétence »(10).

Il serait absurde, ou ce serait le témoigne d’une volonté de diffamation, que de prétendre aujourd’hui trouver en Rudolf Steiner un raciste ou antisémite. Soulignons ici que plusieurs sociétés sur Internet s’interdisant la diffusion de fausses informations et de propos diffamatoires refusent désormais l’accès à des sites qui contiennent ce genre de propos sur Steiner.

Texte établi par Uwe Werner, Bâle, Avril 2003

1 Voir par exemple « Adolf Bartels, der Literaturhistoriker » réédité dans GA 31, p. 383 et p. 378/79 (Le numéro GA est celui de l’édition intégrale de l’œuvre de Rudolf Steiner à Dornach, Suisse). Voir aussi« Magazin für Litteratur », Berlin, 66e année, numéro 49, 11 décembre 1897, p. 1488 et 67e année numéro 7 du 19 févier 1898, p. 146

2 Rudolf Steiner, Die Philosophie der Freiheit, Première Edition, Berlin 1894, dernier chapitre, rééditée en GA 4. Editions en langue française: La philosophie de la liberté, Editions Anthroposophiques Romandes, Genève 1983, Editions Novalis, Montesson 1993.

3 Voir GA 103, page 168/69, GA 104 p. 69.

4 Uwe Werner, Anthroposophen in der Zeit des Nationalsozialismus 1933-1945, R. Oldenbourg, Munich, 1999, auquel se réfère toutes les indications relatives à l’attitude des Nazis.

5 Uwe Werner, o.c., p. 67.

6 Uwe Werner, o.c.

7 Editions Triades, Paris, Editions Anthroposophiques Romandes, Genève, Editions Novalis, Montesson, Les trois Arches, Chatou, puis deux revues, Tournant, Chatou, et L’Esprit du temps, Montesson.

8 Antroposofische Vereniging in Nederland, Antroposofie en het vraagstuk van de rassen, Zeist 2000

9 Lorenzo Ravagli, Rassenideale sind der Niedergang der Menschheit, Anthroposophie und der Antisemitismusvorwurf, et du même auteur, Rassenideale sind der Niedergang der Menschheit, Anthroposophie und der Rassismusvorwurf, Stuttgart 2002.

10 Voir le premier des ouvrages de Ravagli, p. 12.

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