Lettre d’un hérétique
Rudolf Steiner à ses débuts
Foi aveugle dans l’autorité et dogmatisme dans ses propres rangs, tels ont été jusqu’à aujourd’hui les facteurs qui entravent de la manière la plus efficace l’action de l’anthroposophie. L’article suivant veut montrer que la mission des œuvres philosophiques(1) fondamentales de Rudolf Steiner était de surmonter justement ces sources de tous les maux.
Dès sa jeunesse, Siddharta Gautama avait consacré sa vie à la recherche de la vérité. Il recherchait la connaissance à tout prix et la trouva finalement – après maints échecs – en s’engageant dans la “voie médiane”. Non pas l’ascèse, non pas l’opulence – mais la vie équilibrée dans la réalité et la volonté de rechercher la vérité, telles sont les bases de son initiation. Alors qu’il prenait place sur le “trône de diamant”, après avoir pris un repas copieux, son désir de connaissance s’intensifia et s’éleva à de telles hauteurs qu’il accéda à l’illumination définitive. Personne ne l’avait aidé, il n’avait suivi personne; il a lui-même ouvert sa voie dans le Nirvana et a reconnu finalement: “la réincarnation est détruite, je mène la transformation du sacré, ce qui était à faire a été fait; Il n’existe pas autre chose après cette existence.”(2)
Ce n’est qu’ensuite – en tant que Bouddha – qu’il se décida à suivre la vie de moine mendiant. Il prêcha les quatre vérités nobles(3) comme centre de la doctrine bouddhiste (dharma) et il fonda le premier ordre monastique (sangha). Il faisait tout cela dans l’intention de libérer tout être de la roue de la réincarnation; il indiquait une voie générale possible – comme il le croyait – d’accès à l’illumination.
Ce qu’on ne remarque pas facilement en cela, c’est le fait qu’il ait accédé à la dignité de Bouddha par une voie beaucoup plus directe. Il n’était ni membre d’un ordre, pas plus qu’il ne se souciait de faire le “bien” pour améliorer son Karma; Il n’avait suivi aucun gourou et ne s’en était tenu à aucune doctrine. Siddharta Gautama était individualiste. Et ce n’est qu’en tant que tel qu’il a pu trouver le chemin de la sagesse.
À la place de Dieu, l’homme libre!!!
Rudolf Steiner aussi était individualiste. Dans ses premières œuvres, il se fait connaître comme un avocat véhément de l’individualisme en tant que seule vraie forme d’existence humaine. En 1892 – deux ans avant la parution de Philosophie de la Liberté – il présente sa devise sur un questionnaire conçu comme un jeu de société: “À la place de Dieu, l’homme libre!”(4)
Cette exigence n’est aucunement abstraite, mais elle est née et s’anime à partir de sa propre expérience. Son vécu initiatique, son expérience du Je qui-devient-universel, Rudolf Steiner les décrit en 1881, dans une lettre à un ami: “C’était la nuit du 10 au 11 janvier, pendant laquelle je n’ai pas fermé l’œil. Je m’étais occupé de questions philosophiques particulières jusqu’à minuit et demi, et je me jetais finalement sur mon lit; l’année passée, je m’étais efforcé de savoir si ce que Shelling disait était bien vrai: “Un pouvoir secret et merveilleux nous habite, celui de se retirer au plus profond de nous, à partir de ce qui survient de l’extérieur et en inversant le cours du temps, pour parvenir à notre soi dépouillé, et là, dans la forme de l’immutabilité, de contempler l’éternité en nous. – J’ai cru, et crois encore maintenant, avoir découvert en moi ce pouvoir intérieur tout à fait clairement – je le soupçonnais certes depuis longtemps -; La totalité de la philosophie idéaliste se tenait à présent devant moi dans une forme essentiellement modifiée; Qu’est-ce qu’une nuit sans sommeil par rapport à une telle découverte!”(5)
Parmi les “caractères préférés dans la poésie” Steiner mentionne, dans le questionnaire cité plus haut, “Prométhée”, le railleur goethéen de toute velléité de puissance divine voulant le dominer. À la question “Que souhaiterais-tu être, si tu n’étais pas toi-même?” il répond: “Friedrich Nietzsche avant sa folie”.(6) – Cela n’est pas autrement étonnant, ne s’est-il donc pas surtout occupé des œuvres de Nietzsche à cette époque, et n’a-t-il pas reconnu en lui les affinités spirituelles d’un “homme en lutte contre son temps”. C’est en 1895 que paraît le livre de Steiner sur Nietzsche, dans la préface duquel il écrit: “Lorsque, il y a six ans, je fis la connaissance des œuvres de Friedrich Nietzsche, j’avais déjà élaboré en moi des idées semblables aux siennes. Indépendamment de lui et par d’autres voies, je suis parvenu à des conceptions en harmonie avec celles qu’il a exprimées dans ses écrits: Ainsi parlait Zarathoustra, Par delà le bien ou le mal, La généalogie de la morale et Le crépuscule des idoles.”(7) Les paroles de Zarathoustra:
“Vous dites que vous croyez en Zarathoustra? Mais qu’importe Zarathoustra! Vous êtes mes disciples: mais qu’importent tous les disciples!
Vous ne vous étiez pas encore cherchés, et vous m’avez trouvé. Ainsi font tous les disciples, et c’est pourquoi toute foi n’est que si peu de chose.
Maintenant je vous ordonne de me perdre et de vous trouver; et c’est seulement quand vous m’aurez tous renié que je vous reviendrai”, Steiner les commente de la manière suivante: “Nietzsche n’est pas un messie ni un fondateur de religion; c’est pourquoi il peut bien souhaiter des sympathisants à ses opinions, mais des sectateurs de ses doctrines, qui renoncent à leur propre Je (Moi) pour trouver le sien, cela, il ne peut le vouloir (traduction de Gérard Barthoux, sauf le “Moi” que j’ai traduit “Je”, N.D.T.).”(8)
Comme le Zarathoustra de Nietzsche parlait contre la foi de ses croyants, comme Bouddha, qui cherchait jusqu’à ses derniers jours à faire admettre à son plus fidèle disciple Ananda, l’idée qu’il devait le quitter, pour pouvoir connaître, Rudolf Steiner a aussi fait remarquer que l’individu ne peut seulement parvenir à la liberté que lorsqu’il se sent libre vis-à-vis de toute forme de tutelle, de toute puissance imaginable, adoptée comme supérieure au Je individuel ou extérieure à lui. L’homme n’est libre que lorsqu’il a reconnu le Je, en tant qu’originellement créateur – divin – par lui-même.
À l’attention de Marie von Sivers, qui deviendra par la suite sa deuxième épouse, Steiner rédige en 1904 la dédicace suivante dans le livre de Mabel Collins Une lumière sur le chemin: “Cherche la lumière sur le chemin! Mais tu la chercheras en vain, tant que tu ne deviendras pas lumière toi-même.”(9) Dans le livre sur Nietzsche, il l’exprime de la manière suivante: “L’homme est déjà faible dès l’instant où il cherche des lois et des règles d’après lesquelles il doit penser et agir. L’homme fort détermine sa manière de penser et d’agir à partir de son être propre. (Traduction Gérard Barthoux, N.D.T.)”(10)
En Max Stirner, Rudolf Steiner trouve une autre personnalité partageant ses idées. L’ouvrage de Stirner L’unique et sa propriété, fit une forte impression sur lui et il écrit, en 1898 dans son essai consacré à Stirner Voilà un homme: “Et je ressentais la félicité qui traversait la poitrine d’un homme qui pouvait déclarer: Toutes les vérités sous moi me sont plus chères; une vérité au-dessus de moi, une vérité d’après laquelle je devrais m’orienter, je n’en connais pas. (…) Un conquérant comme Stirner, est sans pareil, car il ne se tient plus à la solde de la vérité; c’est la vérité qui est à sa solde.”(11)
La Philosophie de la Liberté
En 1894, La Philosophie de la Liberté était déjà parue. Jetant un regard rétrospectif, Rudolf Steiner déclare à son sujet dans son Autobiographie (Mein Lebensgang): “J’ai tenté dans mon livre de montrer qu’il n’y pas d’inconnu derrière le monde sensible, mais que c’est le monde spirituel qui est en lui. Et le monde idéel des hommes a son existence dans ce monde spirituel. (…) Connaître ne signifie pas reproduire quelque chose d’essentiel, mais consiste pour l’âme à vivre elle-même au sein de cet élément essentiel. À l’intérieur de la conscience, s’accomplit la progression du monde sensible, non-encore essentiel, vers l’existence essentielle de celui-ci. (…) En vérité, le monde sensible est aussi un monde spirituel; et l’âme vit avec le monde spirituel qu’elle a reconnu, en étendant sa conscience à ce monde. Le but du processus de connaissance c’est l’expérience consciente du monde spirituel, à la vue duquel tout se dissout en esprit.”(12)
Qu’est-ce que Rudolf Steiner écrit maintenant dans sa Philosophie de la Liberté, et qui rencontre si souvent peu la volonté à s’y confronter dans la communauté anthroposophique? Que trouve-t-on dans cet ouvrage que Steiner considérait lui-même comme essentiel?
La Philosophie de la Liberté prend le lecteur là où il est: dans un monde et une vision de la vie dualistes; dans un lieu à partir duquel il peut dire: je suis ici et le monde est là. Ce fondement, présumé solide, de la propre situation de se “tenir devant le monde” chancèle d’abord, sur environ 250 pages, pour finalement s’effondrer complètement. L’auteur de la Philosophie de la Liberté supprime l’au-delà, tue tout Dieu extérieur, et aide la pensée vivante à prendre la prépondérance sur le sentiment et les autres sensations humaines. La Philosophie de la Liberté est une profession de foi radicale en faveur du monisme, un plaidoyer pour l’individualité, un guide vers l’existence divine de l’être humain; c’est l’inventaire de la connaissance de soi de Dieu.
“L’homme n’a pas à accomplir la volonté d’un être extérieur à lui, mais ses propres volontés; il n’exécute pas les résolutions et intentions d’un autre être, mais les siennes. Le monisme ne croit pas que les hommes agissent selon les fins d’un guide universel caché; ils ne sont pas déterminés par une volonté de ce genre; au contraire, dans la mesure où ils réalisent des idées intuitives, ils ne visent que leurs propres fins particulières. Car le monde des idées ne se manifeste pas dans une collectivité humaine, mais seulement dans les individus. Le but commun d’une collectivité n’est que la conséquence des actes volontaires individuels, et plus particulièrement des actes de quelques individus d’élite dont les autres reconnaissent l’autorité. Mais chacun de nous est appelé à devenir esprit libre, comme chaque bouton de rose est appelé à devenir rose (Traduction George Ducommun).”(13)
Steiner refuse rigoureusement toute représentation d’une existence humaine livrée aux puissances étrangères à sa destinée. L’existence humaine “n’a d’autres fins, d’autres déterminations, que celles que l’homme lui donne. À la question: quelle est la mission de l’homme? – le moniste répond: “Celle qu’il se propose à lui-même”. Ma mission sur terre n’est pas déterminée d’avance; c’est au contraire, à chaque instant, celle de mon choix. L’existence ne suit pas un itinéraire tracé d’avance (Traduction George Ducommun).”(14)
L’Anthroposophie en tant que façonnage des idées
Karen Swassjan considère l’histoire de la Société Anthroposophique comme une histoire de la méprise sur la Philosophie de la Liberté : “L’échec de la Société Anthroposophique, après 1925 jusqu’à nos jours (et non pas de l’Anthroposophie elle-même, bien entendu, puisqu’en tant que conscience du Christ, elle n’est pas soumise à un échec dans le monde), n’est causé par rien d’autre qu’une lecture incorrecte de Philosophie de la Liberté.”(15) Il pose la question suivante, en rapport avec Rudolf Steiner: “Qui est donc celui qui s’est exceptionnellement permis de se signaler par ces paroles, qu’aucun autre mortel n’eût seulement imaginées: Le monde des idées est mon expérience. Il est en moi sous aucune autre forme que celle de l’expérience que j’en fais?”(16).
Je voudrais compléter cette question rhétorique en considérant la vie ultérieure de Steiner et sa fondation de l’Anthroposophie: Que fait Dieu, lorsqu’il s’est reconnu comme tel? – La réponse est évidente: il crée le monde.
Et que dit Rudolf Steiner lui-même, en jetant un coup d’œil rétrospectif sur sa vie ultérieure? “Avec La Philosophie de la Liberté, ce qui avait pris forme de moi et qui avait été placé dans le monde représentait ce que la première partie de ma vie avait exigé de moi, par une expérience conforme à ma destinée; celle d’une confrontation avec les énigmes de l’existence et le façonnage des idées dans les sciences naturelles. Le chemin à venir ne pouvait dès lors consister que dans une lutte en faveur d’une élaboration de la configuration idéelle du monde spirituel lui-même.”(17)
Il rédige Mein Lebensgang (Autobiographie), dans un langage qui lui est certes devenu propre plus tard – coloré de théosophisme – fleuri, mais tout en exprimant néanmoins clairement quel rôle il assigne lui-même explicitement à son activité théosophique. Cela est totalement précisé dans une formulation qu’il commente à la fin de son séjour à Weimar: “Et la question devint une expérience: doit-on se taire?”(18)
Doit-on se taire? – Non. On ne doit pas. Tandis que le Je connaissant se con-centre de plus en plus lui-même, dans un acte d’égoïté, pour finalement, dans l’illumination ponctuelle, ne plus avoir d’existence temporelle et spatiale, il accède alors subitement – par une sorte de saut quantique – à la dimension d’une périphérie égocentrique; il n’est plus statique, mais il est saisi par un mouvement de dilatation croissante: les impulsions volontaires deviennent des mouvements universels.
La totalité de l’activité méditative de Rudolf Steiner, tournée vers son expérience d’initiation, vers la connaissance de soi, vise à configurer le monde. Il s’est élevé bien plus haut que Prométhée, dont Goethe fait dire finalement: “Ici je pose, je forme, l’homme à mon image. Une engeance qui me ressemblera dans la souffrance, les pleurs, la jouissance et la joie. Et qui ne fera pas attention à Toi – tout comme moi.” Prométhée méprise et doute – mais il dirige pourtant ses propos injurieux à l’égard d’une puissance qui trône au-dessus de lui, dont il veut se détacher, mais qu’il doit néanmoins reconnaître pour s’en libérer. Steiner reconnaît le Je élargi (à l’universel, N.D.T.) comme cette puissance elle-même.
Steiner en tant “que fondateur de société”
Dans la Société Théosophique, il trouve un champ d’action, qui devient d’abord pour lui un terrain d’exercices, et un public attiré précisément vers l’esprit – et cela souvent d’une manière non-critique. Il s’adapte aux style des traditions théosophiques et aplanit, lentement et sûrement de cette manière, un chemin d’élaboration de son œuvre originelle: l’Anthroposophie. Le 4 décembre 1906, il écrit à Marie von Sivers: “Si nous considérons ces agissements de loge autrement qu’un mal nécessaire, nous sombrons alors dans un marécage bourgeois. La seule et unique chose qui importe, c’est que les personnes soient introduites à la vie spirituelle. Ce qu’elles papotent entre elles dans les loges, c’est inévitable, mais ce n’est vraiment d’aucune utilité.”(19)
Beaucoup plus tard – trop tard à proprement parler – Rudolf Steiner reconnaîtra qu’il vivait depuis quatre septennats quelque chose qui ne correspondait pas à son intention primitive(20): Les hommes, qu’il veut conduire à la vie spirituelle, qu’il veut libérer de la tutelle d’une forme de créateur qui s’évoque lui-même, deviennent ses partisans; il s’éloigne de plus en plus de lui-même et ne vit finalement plus que pour les intérêts des autres.
À la fin de 1922, il tire le signal d’alarme. Le 31 décembre – quelques heures avant l’incendie du Goetheanum – il déclare, lors de la conférence de la Saint Sylvestre avec une netteté qui n’est plus habituelle depuis longtemps: “(…) en se livrant à ses pensées-reflets sur la nature extérieure, l’homme ne fait que répéter le passé, et vivre dans le cadavre du divin. En vivifiant ses pensées, il se lie par sa propre entité, en communiant, en recevant la communion par laquelle le monde est imprégné, en assurant son avenir spirituel et divin. (…) Autant le monde stellaire est un être paisible, qui se tient tranquille, par exemple les constellations du zodiaque de l’univers dans leur relation à la terre, autant l’homme est dépendant des formes de l’espace. Mais en laissant affluer dans ces formes son élément psycho-spirituel, il transforme lui-même le monde. (…) Chaque année apporte de nouvelles tombes – c’est profondément vrai! Mais il est tout aussi vrai de dire que chaque année apporte de nouveaux berceaux!.”(21)
L’année 1923 est marquées par les allées et venues de Steiner. Le 6 février, il parle à Stuttgart d’une lecture correcte de la Philosophie de la Liberté: “Il importe toujours qu’une certaine attitude de l’âme apparaisse, et pas simplement l’affirmation d’une autre image du monde que celle que l’on a dans la conscience ordinaire. C’est justement ce qu’on n’a pas fait: lire la Philosophie de la Liberté autrement qu’on lit les autres livres. Et c’est ça qui importe. Et c’est ce sur quoi il faut attirer l’attention, avec toute l’acuité nécessaire, parce que sinon le développement de la Société Anthroposophique restera simplement et absolument en arrière, à la traîne du développement de l’Anthroposophie. Alors le monde devra se méprendre totalement sur l’Anthroposophie, par le biais de la Société Anthroposophique! Et alors, il ne peut rien arriver d’autre que conflits sur conflits.”(22) À la fin de mars, il exprime sa réflexion désabusée de se séparer définitivement de la Société Anthroposophique, dans une lettre à Édith Marion: “Pour la Société, je n’ai en vérité qu’à déclarer que je souhaiterais au mieux ne plus avoir rien à faire avec elle. Tout ce que ces Vorstände font, me répugne.”(23) Finalement, il décide d’une refondation de la Société en pleine désolation, dans l’espoir que l’on pourrait disposer d’une meilleure base. “Et pourtant tout dépendra désormais de la réunion de Noël, le jour anniversaire de l’incendie, il faut que cette réunion soit respecable par le nombre de participants. Si ce n’est pas le cas, je pense que le mieux sera surtout de ne plus rien construire.”(24)
Il commence son autobiographie Mein Lebensgang (Mon chemin de vie). Pourtant il ne s’est pas encore totalement retrouvé. C’est ainsi qu’il écrit d’un côté: “(…) Pour ce que j’avais à dire et croyais avoir à faire, j’ai toujours refoulé l’élément personnel pour ne retenir que l’objectivité des faits. Je n’ai jamais cessé de penser que, dans de nombreux domaines, c’est de cet élément personnel que l’activité humaine tire sa coloration la plus précieuse. Toutefois, je pense que cet élément personnel doit se révéler par la façon de s’exprimer et la manière d’agir, et non pas par des considérations se rapportant à la personnalité elle-même? Ce qui en résulterait est affaire personnelle et regarde uniquement celui qui est concerné. Si j’ai accepté de rédiger le présent écrit, c’est que je me sens obligé de rectifier un certain nombre de jugements inexacts concernant les liens qui unissent mon existence à la cause que je défends: je désire rétablir les faits par un récit objectif de ma biographie (Traduction Georges Ducommun).”(25)
Dans Friedrich Nietzsche – un homme en lutte contre son temps, il pouvait au contraire encore écrire avec enthousiasme:: “(…) C’est là noble modestie, qui n’est certes pas du goût de ceux dont la fausse humilité affirme: je ne suis rien, mon œuvre est tout; je ne mets dans mes livres aucun sentiment personnel, je ne dis au contraire que ce que la pure raison m’enjoint de dire. De tels individus veulent renier leur personne pour pouvoir prétendre que leurs déclarations sont celles d’un esprit supérieur. Nietzsche tient ses pensées pour de pure créations de sa personne, et pour rien de plus. (Traduction Gérard Barthoux)”(26)
Le Congrès de Noël 1923 représente la dernière tentative de Steiner d’indiquer le chemin juste à son “enfant” – la Société Anthroposophique. Pourtant il reste prisonnier d’une situation embarrassante: D’un côté, il veut une société mondiale, ouverte à l’humain en général, sans hiérarchie et sans formation de société secrète, qui doit être la porteuse de vérité ouverte à tout individu; d’un autre côté, il ne peut pas complètement laisser la bride sur le cou de sa créature; il ne voit cependant personne à la ronde qui se fût complètement libéré et qui eût appris à se débrouiller seul. Ce déchirement, qui est le sien, le mène finalement d’un côté vers la maladie et d’un autre côté à se charger de la constitution d’une société, qui – au plus tard avec la mort de Rudolf Steiner, le 30 mars 1925 – sombre dans un chaos irrémédiable et qui y est restée engluée jusqu’à aujourd’hui.(27)
L’Anthroposophie exige l’autonomie
Mais le problème véritable de la Société Anthroposophique n’est pas un problème de constitution, mais un problème de définition. Que signifie le terme Anthroposophie? Peut-il surtout vouloir dire autre chose que “découverte” d’un individu? – Elle peut en effet signifier cela. Correctement comprise, l’Anthroposophie, c’est la conscience de l’humain initiée par Rudolf Steiner. Inaliénable de cette conscience, est le fait que ceux qui se désignent comme Anthroposophes se confrontent avec les œuvres de jeunesse de Rudolf Steiner – avec les écrits de la théorie de la connaissance; sinon ils restent inconscients, et non libres, vénèrent en outre, au lieu de connaître, croient au lieu de savoir, restent prisonniers de paroles creuses et sans vie, au lieu de se vivifier eux-mêmes en créateurs.
On ne peut jamais insister assez souvent sur le fait que Steiner n’a jamais lu lui-même Steiner, pour parvenir aux connaissances qu’il a voulu procurer au monde dans ses livres. Tous les livres théosophiques et anthroposophiques n’ont aucune valeur, tant qu’on ne reconnaît pas que Steiner y façonne des idées et des concepts. La Philosophie de la Liberté renferme déjà tout ce qui peut mener à la connaissance du soi humain et de l’humain universel. On ne rend aucun service à Steiner, et avant tout à soi-même, lorsqu’on suspend partout son portrait au cadre de bois, qu’on commémore sa date de naissance, qu’on apprend par cœur ses sentences, qu’on pratique l’eurythmie et l’agriculture bio-dynamique, qu’on préfère les fibres naturelles et qu’on évite la viande – je pense avant tout, avec tout cela aussi, aux écoles Waldorf -, mais tout cela dans la soumission à l’immense vision du grand maître. C’est l’individualité qui est questionnée, les configurations idéelles de l’individu, et non la vénération d’un gourou et le sentiment du devoir vis-à-vis d’une morale extra humaine et éternelle, aussi diverse qu’elle soit.
“Que les hommes soient en situation de comprendre les formes réelles, par exemple la naissance de l’âme à partir de l’éther brumeux de la Madone de la chapelle Sixtine: alors il n’existe bientôt plus, pour eux, de matière sans esprit. – Et parce qu’on peut montrer à de plus grandes masses humaines des formes spiritualisée, ne serait-ce seulement qu’au moyen de la religion, c’est dans cette direction que le travail doit aller à l’avenir: façonner l’esprit religieux au sein de belles formes sensibles.”(28) Dans chaque ligne qu’il écrit, dans chaque phrase qu’il prononce, Steiner veut nous faire comprendre que le monde des idées de l’être humain – sa pensée intuitive en idées et concepts – est tout aussi réel, que le fameux monde “extérieur”, le monde perçu par les sens; et plus encore en effet: le monde sensible est le monde spirituel – nous vivons déjà dedans et nous devons seulement saisir consciemment cela, reconnaître somme toute le corps spirituel commun. Celui qui a pénétré la Philosophie de la Liberté, comprendra cela et pourra suivre Steiner dans ses visions. Celui qui dans ses études sur les GA (Gesamt Ausgabe – Édition complète) – si elles sont déjà fructueuses – sans jamais progresser bien entendu jusqu’aux fameux “ouvrages de jeunesse”, attendra vainement, chez Steiner et dans l’Anthroposophie, une aide pour le chemin de connaissance individuel; il restera prisonnier de sa foi et remplacera purement et simplement le modèle du penser sens commun, avalé goulûment dans les structures du cerveau, par les textes de Steiner, dont il se gavera de plus en plus durant ces longues soirées de branche, sans jamais les penser pourtant. Tel peut être l’éternel retour de l’identique.
“On peut ensuite spécialement agir sur le corps astral, lorsqu’on parle aux gens d’une manière qu’ils aiment bien entendre.”(29) – Agir, c’est vrai! Cher Monsieur le Docteur Steiner, mais libérer des hommes, par ce moyen-là, on ne le peut pas, et je vous impute une ironie absolument entendue au sujet de cette phrase – Peut-on donc dire cela plus nettement?
Déjà Friedrich Nietzsche demande, tout à fait sans gêne, dans Au-delà du bien et du mal: “Supposé que nous voulions la vérité: pourquoi pas la fausseté de préférence?”(30) – Il devrait ainsi pouvoir plonger maint Anthroposophe au moins dans un état de réflexion.
Info 3, Nr 9/98;
Traduction Daniel Kmiécik
Notes:
(Les numéros de page renvoient à l’édition allemande, N.D.T.) (1) Rudolf Steiner encore: “Mais en elles, c’est quelque chose de tout autre qui est contenu. Si quelqu’un réalise l’acte de liberté qui y est décrit, il trouve alors le contenu entier de l’Anthroposophie”. Meyer, T. (Éditeur): W.J. Stein/R. Steiner – Documentation sur une vie de précurseurs. Dornach, P.293 et suiv.
(2) Dutoit, 1906, 64. Cité d’après Klimkeit, H.-J. 1990. Le Bouddha – vie et doctrine. Kohlkammer, Stuttgart – Berlin -Cologne, P.90.
(3) Souffrance; la naissance de la souffrance; l’annihilation de la souffrance; le chemin qui mène à l’annihilation de al souffrance (le noble chemin octuple).
(4) Lindenberg, Chr. 1992: Rudolf Steiner, Hambourg, P.51.
(5) Lettres, Volume 1: 1881-1891. GA 38, P.13.
(6) Lindenberg, Chr. 1992, P.51.
(7) Steiner, R. 1895: Friedrich Nietzsche -Un homme en lutte contre son temps. GA 5, P.9.
(8) Au même endroit, P.16.
(9) Rudolf Steiner/Marie Steiner von Sivers: Échange épistolaire 1901-1925. GA 262, P.45.
(10) GA 5, P.25.
(11) Steiner, R. 1898: Voilà un homme (en français dans le texte, sans doute une allusion à la phrase de présentation de Goethe devant l’état-major de Napoléon Bonaparte, prononcée par l’empereur lui-même à l’entrée de Goethe N.D.T.) dans Ders.: Recueils choisis en littérature 1884-1902. Dornach, GA 32, P.219 et suiv.
(12) Steiner, R. 1923-1925: Mon chemin de vie. GA 28, P.172.
(13) Steiner, R. 1894/1918: La Philosophie de la Liberté. GA 4, P.179.
(14) Au même endroit, P.186.
(15) Schulz, H.G.; Swassjan, K. 1995: Rudolf Steiner, une puissance mondiale – 1. Surmonter la philosophie. Paru dans la série: Phénomènes primordiaux – Mémoire pour visionnaires. Rudolf Geering Édition, Dornach P.51.
(16) Au même endroit, P.100.
(17) GA 28, P.174.
(18) Au même endroit, P.240.
(19) GA 262, P.99.
(20) Voir en outre: Meyer, Th. Éditeur 1985: W.J. Stein/R. Steiner… Dornach. P. 293 et suiv.
(21) Steiner, R. 1922: La relation du monde stellaire à l’homme et de l’homme au monde stellaire. GA 219; Conférence du 31.12.22.
(22) Cité d’après: Schulz, H.G.; Swassjan, K. 1995: Rudolf Steiner, une puissance mondiale…, _50.
(23) Rudolf Steiner / Édith Marion: Échange épistolaire. GA 263/1; P.117.
(24) GA 262, P.205.
(25) GA 28, P.7.
(26) GA 28, P.32.
(27) Voir en outre par exemple les diverses publications de Benediktus Hardorp et Wilfried Heidt (IAA) Au sujet du problème constitutif de la SAG.
(28) GA 262, P.74.
(29) Steiner, R. 1924: La nature et l’homme considérés par la science spirituelle. GA 352, P.151.
(30) Nietzsche, F.: Au-delà du bien et du mal, Premier passage principal, 1.