En occident, la sagesse originelle a pendant des siècles été cultivée dans des courants ésotériques : des chevaliers du Graal aux templiers, rosicruciens, ou encore francs-maçons. En 1789, cette sagesse chercha des voies de réalisation dans la vie sociale. L’île de France, Paris, devint alors la scène d’action principale. Les répercutions sur la vie spirituelle allemande furent considérables.

Préoccupé depuis 1784 par des questions d’esthétique et d’organisation sociale, ce n’est pas en simple amateur de politique que Schiller s’intéresse à l’évènement qui se déroule en France. Certaines de ses orientations fondamentales sont bouleversées. Sa relation jusque là déterminante avec la philosophie de Kant connaît une métamorphose totale ; son esthétique gagne en forme. Au cours de l’année où les mutations et les tentatives françaises commencent à montrer le visage sanglant de la défaite (le 21 janvier 1793, Louis Capet sera décapité), Schiller formule le futur chemin de liberté de l’individu et décrit l’environnement sociétal favorisant son développement :

Un parcours d’équilibriste entre les lois d’airains de la raison et les nécessités capricieuses de la nature conduit au développement de « ce qu’on appelle, au sens large, la beauté ». C’est uniquement dans la « belle apparence », élévation des instincts de forme et de matière, que vit « l’homme jouant », au sein d’une liberté créatrice. Et cet homme libre cherche la forme sociale qui lui convient. Schiller voit dans toute « âme délicate » le besoin d’un « État esthétique » ; « dans la réalité on ne le trouvera sans doute que… dans quelques rares cercles d’exception(1). » Ces « Lettres sur l’éducation esthétique de l’homme » seront publiées début 1795. Elles constituent l’œuvre philosophique principale de Schiller.

En 1893 paraît un autre ouvrage philosophique fondamental dans lequel sont présentés la justification scientifique de la liberté individuelle ainsi que les conditions pour faire l’expérience de cette liberté. Alors que trois fois 33 ans se sont écoulés, l’esthétique sociale apparaît ainsi sous une forme métamorphosée(2). Dans la « Philosophie de la liberté », Steiner décrit la collaboration différenciée des trois facultés centrales de l’âme humaine : connaissance, amour et liberté se soutiennent et se conditionnent mutuellement ; elles définissent et déterminent le développement de l’être humain en devenir.

Chez Schiller, l’homme libre pouvait encore être atteint en reliant et en élevant une polarité (instinct de matière, instinct de forme, instinct de jeu), 99 ans après, il se vit dans une harmonie triplement unitaire.

Depuis 1885, Steiner travaillait constamment à ces questions et ce champ d’expérience. La base scientifique et épistémologique sera rédigée en 1890 (publié en 1892 sous le titre « Vérité et Science ») et constitue expressément le prodrome à une philosophie de la liberté.

Cette philosophie devient chemin d’initiation dans la science de l’esprit d’orientation anthroposophique. 33 ans après, elle apparaît comme acte social : en trois étapes, Steiner conçoit une forme de société entièrement constituée à partir des facultés fondamentales de l’âme humaine décrites plus haut.

Le Congrès de noël 1923/24 pour la fondation de la Société anthroposophique générale(3) commence par la lecture d’une proposition de statuts : ils décrivent les conditions de bases reliant entre eux, dans une responsabilité sociale, des êtres humains libres. Le soir du même jour, s’accomplit la deuxième étape : début du cycle de conférences « L’histoire universelle éclairée par l’Anthroposophie et fondement de la connaissance de l’esprit humain »(4). La troisième étape a lieu le lendemain matin : la pose de la Pierre de fondation. Cette Pierre d’amour, prenant la forme d’une méditation, sera déposée dans les cœurs de ceux qui veulent constituer cette nouvelle forme de société. Ces trois processus se déploient et s’approfondissent durant les sept journées qui suivent au sein d’un petit cercle d’êtres humains, un « cercle d’exception ». Ils deviendront la base d’une forme sociale fondée sur le principe d’initiation moderne et donnent forme à des institutions :

La méditation de la Pierre d’amour trouve sa prolongation dans l’apprentissage ésotérique visé : l’École de science de l’esprit est constituée. Un espace où, de l’amour, nait un approfondissement de la connaissance. Elle se situe dans une relation active au monde actuel à travers ses sections spécialisées ; elle se réalise à travers des êtres humains se sentant responsables vis à vis d’une réalité spirituelle dans leur travail quotidien, mais aussi de leur chemin intérieur face au monde.

Le cycle de conférence se prolonge directement, par son contenu, dans plus de quatre-vingt conférences traitant des rapport karmiques ; elles permettent de reconnaître les lois fondamentales structurant l’existence humaine terrestre et céleste. Ces connaissances conduisent à la liberté ainsi qu’à la faculté d’amour.

Enfin, les statuts du Congrès de noël créent cet espace de liberté publique et sociétal dont l’objectif est de favoriser, d’un côté, la rencontre humaine à la lumière des mystères, et de l’autre, la recherche spirituelle.

Aujourd’hui, quand on regarde la Société anthroposophique, on peut encore à juste titre parler d’un « cercle d’exception». Les prémisses et besoins de notre époque appellent l’impulsion culturelle anthroposophique à prendre une place de plus en plus centrale dans l’évolution de la civilisation. Les tâches qui s’y profilent sont en particulier celles qui se rattachent intérieurement et objectivement au Congrès de noël, et veulent, aujourd’hui et à l’avenir, toujours plus s’en inspirer.

Bodo von Plato

 

Article rédigé en 1989, à l’occasion du bicentenaire de la révolution française.

Traduction : Louis Defèche

(1) Ou « cénacles d’élite », dans la traduction de Robert Leroux chez Aubier, 1992

(2) A propos du rythme de 33 ans, voir la lettre aux membres du 19 février 1989.

(3) « universelle » est la traduction habituellement utilisée en français.